julian | dust to dust

L’opération s’était achevée il y a plus d’une heure maintenant. Le bloc opératoire aurait dû être vide, trempé dans une fraicheur stérile, nettoyé après ce qui aurait dû être un nouveau succès pour le fabuleux Julian Ford, cardiologue très apprécié en cet hôpital comme aux quatre coins du pays. C’était pourtant lui qui était assis contre le mur du bloc, abattu comme si le ciel lui était tombé sur la tête. De ses yeux bleus azur, s’échappaient des larmes de détresse. Il refusait de voir la vérité en face. Elisabeth n’était plus. Quelques heures plus tôt, Isaac était venu le trouver pour lui signifier que sa femme avait été admise en urgence à l’hôpital. Un accident de voiture. Son sang n’avait fait qu’un tour, il s’était inquiété de l’état de ses enfants, mais ces derniers étaient encore à l’école. Il avait insisté auprès de son collègue urgentiste pour réaliser lui-même l’opération. Il s’agissait de sa femme, c’était lui qui devait s’assurer que l’opération soit un succès. Il avait fait appeler ses parents pour récupérer Ella et Shaun à l’école. Il ne pensait qu’à elle, à la retrouver, oubliant même de demander comment ça s’était passé. Mais rien ne se passa comme prévu. Il fit une petite erreur, infime. Et ce fut le chaos. Tout se dérégla à une vitesse folle, et la femme de sa vie perdit la vie en quelques secondes. Il ne sut dire si c’était l’émotion, la peur de la perdre ou son manque de discernement qui le fit commettre l’irréparable, mais alors que tout le monde dans la pièce avait été d’une compassion sans nom, le monde autour de lui avait chaviré. Il n’entendait plus rien, ne voyait plus personne, il s’était retrouvé seul face au décès de sa femme, face à ses lacunes, son incompétence. Et malgré les sollicitations de ses collègues, il n’avait pas quitté le bloc. Il s’était cramponné au corps sans vie de sa bien-aimée, avait vu le sien chanceler comme jamais, déversant un flot de larmes en cascade, et il avait crié à s’en donner la migraine. Pourquoi Isaac n’avait-il pas insisté ? Il s’agissait d’une urgence, c’était à lui de mener à bien cette opération. Il aurait dû lui dire qu’il n’était pas en état d’opérer. Il lui en voulait. Pourquoi Elisabeth était allée chercher les enfants ? Ses parents auraient dû y aller. Il leur en voulait. Pourquoi avait-il commis cette erreur fatale ? Pourquoi n’avait-il pas pu la sauver ? Il s’en voulait. « Docteur Ford ? Vous devriez rentrer chez vous auprès de vos enfants. » L’interpela le chef d’établissement. Julian secoua la tête, complètement abattu, anéanti. Mais son patron réitéra : « Ils vont avoir besoin de vous plus que jamais. » Mais ses enfants étaient le cadet de ses soucis. « Je l’ai tuée… » Articula-t-il tant bien que mal entre deux sanglots. Son supérieur accourut jusqu’à lui, le relevant pour le soutenir et lui enlever ces mots de la tête, mais Julian aussi grand gaillard qu’il était tomba dans les bras du directeur d’établissement. Et il se répéta avant de refondre en larmes : « J’ai tué ma femme. »


« Papa, c’est l’heure de se lever ! » Ella saute dans le lit, déjà prête pour aller à l’école, dans son bel uniforme. Elle ressemble de plus en plus à sa maman. Elle se blottit contre son père, qui l’enlace aussitôt. Il était déjà réveillé, il n’a pas dormi de la nuit. Jetant un coup d’œil au cadran à côté de lui, il soupire. Une nouvelle journée de cours à la faculté. Il voit déjà Hawking râler après sa note, cherchant à se faire surévaluer parce qu’elle a appris son cours par cœur, ou Banks se vanter d’avoir eu un F. Ces étudiants-là n’ont rien compris. Il préfère se concentrer sur sa fille, radieuse, qui semble réussir à oublier le drame. « Tu t’es habillée et coiffée toute seule ? » Dit-il alors qu’il l’embrasse sur le front. La petite est fière d’elle, elle acquiesce, avant de rajouter : « C’est Grace qui m’a aidé ! » Cette femme est merveilleuse. Toujours aux petits soins avec ses enfants, toujours de bonne humeur peu importe les circonstances, mais elle n’est pas Elisabeth. Comme il n’est plus le grand cardiologue qu’il était encore il y a trois ans. Il est un modeste enseignant-chercheur à présent qui ne parvient pas à transmettre sa passion comme on la lui avait transmise jadis. « Shaun est prêt aussi ? » Sa fille secoua la tête. « Je crois qu’il est malade. » Non. Il n’était pas malade. Ca faisait juste trois ans que sa mère était décédée. Aujourd’hui était la date d’anniversaire de sa mort. Mais il ne souhaitait pas entamer la bonne humeur de sa fille. « Va déjeuner ma puce, je vais m’occuper de ton frère. » Il n’en fallut pas plus à l’enfant pour retourner près de Grace qu’elle adorait. Quant à lui, il sortit tant bien que mal des draps, se frottant le visage sans s’enlever la fatigue. Avançant péniblement jusqu’à la porte de la chambre de son fils, il le trouva roulé en boule dans ses draps et s’installa sur le rebord du lit. « Shaun… Si tu ne veux pas aller à l’école aujourd’hui, c’est ok… Je peux t’emmener acheter des fleurs. » Il posa la main sur le dos de l’enfant qui ne lui faisait face et ce dernier se retourna, en pleurs. « Je voudrais tellement qu’elle soit là… » Voir son fils dans cet état l’émut. Il était difficile de se contenir quand son fils peine à remonter la pente. Il invite son fils à se blottir dans ses bras et le berce. « Je sais mon grand, moi aussi. » Ce n’est pas juste de dire une telle chose, surtout pas envers Grace, parce qu’elle s’évertue à leur rendre la vie belle, mais peut-on aller contre son cœur ? « On va passer une journée ensemble tous les deux, ok ? Je ne vais pas aller travailler. » Au fond, c’est ce que veut Shaun. Profiter de ces instants de famille, au détriment de la vie qui leur passe à côté. Il n’a plus d’amis à l’école, il ne veut plus jouer, il passe son temps à mener la vie dure à Grace également. « Viens, on va déjeuner, Grace a fait des pancakes. » Mais le gamin de onze ans refuse : « J’en veux pas de ses pancakes, je préférais ceux de maman. » Sauf que ça ne lui ramenerait pas sa mère. Julian soupire, s’évertuant d’expliquer à son fils que la situation est suffisamment compliquée. « Tu crois que maman voudrait que tu t’affames parce qu’elle n’est plus là ? Tu sais que maman connaissait Grace ? Elle la trouvait adorable. » Mais Shaun se lève en roulant des yeux : « C’est ça. » Comme s’il ne croyait même plus à quoi que ce soit. Il se rend malgré tout dans la cuisine, s’installant aux côtés de sa sœur, sans un mot. Julian s’approche de Grace, déposant un baiser furtif sur la tempe de la demoiselle et lui soufflant : « Merci de t’être occupée d’Ella et du petit-déjeuner. »[ Et comme son fils, il s’installe à table, mettant une goutte de whisky dans son café. Et puis alors que les enfants partent devant la télévision en attendant l’heure de l’école, Jules prend le temps de discuter avec Grace. « J’aimerais que tu déposes Ella à l’école aujourd’hui. Shaun n’ira pas à l’école et je prends ma journée. » Grace n’a pas besoin de se demander pourquoi, elle le sait déjà, mais elle ne cautionne pas. « Julian, tu ne peux pas continuer à te plier aux quatre volontés de ton fils ! Tu ne l’aides pas ! Je sais que ce n’est pas facile pour vous, je le comprends, mais tu le confortes dans son mal-être et tu fais de même avec toi ! Que vous alliez déposer des fleurs avant d’aller à l’école suffit, tu ne crois pas ? Vous vous… » Mais il la coupe immédiatement : « Je t’ai juste demandé d’emmener Ella à l’école, t’as juste à me dire si tu peux ou non. » Elle reste interdite. Le sujet est tabou. Elisabeth est encore présente en ces lieux, mais seuls les Ford ont le droit d’en parler. « Je m’occupe d’Ella, ne t’en fais pas. » Elle esquisse un léger sourire, mais elle n’en est pas moins contrariée. Il est l’heure d’y aller.

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